Dossiers thématiques et Filmographies
Petits plats et grand écran
Manger n’est pas seulement un acte biologique, c’est un élément fondateur de l’identité individuelle, sociale et culturelle de chacun. Rien de surprenant au regard de la place que tient la nourriture pour l’Homme dans sa dimension universelle, que l’acte de manger ait si souvent inspiré le cinéma dans des registres très variés allant du burlesque au gore ; qu’il questionne ce que l’on incorpore depuis nos modes de production jusqu’à nos rituels de consommation.
Pour les frères Lumière, le choix de filmer « Le repas de bébé» (1895) préfigure l'importance que ce moment intime revêt dans l'histoire du cinéma.
Les scènes de repas au cinéma permettent d’explorer de multiples questions : Avec qui, et dans quel cadre, partage-t-on (ou pas) sa nourriture ? Qui nourrit qui ? Qui mange quoi, voire qui mange qui, et à quel prix ? Quels sont les tabous et les interdits? Les scènes à table peuvent être révélatrices des rapports de domination. Elles permettent d’explorer, voire de transgresser les codes établis. Le repas proprement dit n’est souvent qu’un prétexte.
Ordre et désordres
Le moment du repas est fréquemment le théâtre de rapports de forces ou de crises majeures. Le cinéma regorge de scènes d’agapes explosives qui tournent au psychodrame que ce soit entre amis, en famille ou en société. C’est le cadre parfait pour dénoncer l’hypocrisie sociale, les codes d’une société ou d’un milieu.
Dans ses films, Claude Chabrol confère au repas et à la nourriture le statut de symptômes révélateurs des dysfonctionnements au sein de la famille comme de la société. (« Que la bête meure »,1969).
Luis Bunuel dans « Le fantôme de la liberté » (1974) se joue des convenances sociales en les inversant : les convives s’installent autour de la table du dîner sur des W-C collectifs et discutent de manière policée d'une soirée à l'opéra.
Lors des repas de famille ou de copains, et plus encore des repas de fête – qui n’a pas le souvenir d’avoir vécu un de ces moments - le récit prend souvent un virage : le conflit explose, un secret est révélé, les antagonismes se manifestent au grand jour («Un air de famille», Cédric Klapisch, 1996).
Personne n'a oublié la scène où dans «Festen» (Thomas Vinterberg, 1998) le personnage principal dévoile devant toute sa famille réunie que son père les a violés, sa sœur et lui, enfants, et qu'il est responsable du suicide de sa sœur.
Le goût et le dégoût
À la croisée des pulsions de vie et de mort, entre besoin vital, raffinement, jouissance, le rapport à la nourriture est parfois poussé à son paroxysme au cinéma.
Déterminer ce qui est bon ou mauvais, sain ou malsain renvoie à une construction sociale et culturelle.
Mieux vaut avoir l'estomac bien accroché pour le banquet très spécial dans «Indiana Jones et le temple maudit» ( Steven Spielberg, 1984) où le héros et ses amis doivent goûter aux spécialités culinaires de leurs hôtes : serpents vivants, soupe aux yeux, cervelle de babouin et insectes géants.
Le goût pour la nourriture est parfois une manifestation de dégoût ou de révolte contre la société et contre la vie qu’elle impose. «Alexandre le Bienheureux» (Yves Robert, 1967), devenu veuf, a installé un savant système de poulies qui lui permet de boire et de manger sans avoir à sortir de son lit. Il se déclare en congé pour la vie et revendique son droit à la liberté et à la paresse.
Marco Ferreri dans «La Grande bouffe» (1973) va plus loin encore dans les excès et les débordements. Quatre amis se réunissent dans une maison de campagne pour s’adonner à un banquet orgiaque, ingurgiter des montagnes de victuailles jusqu’à en mourir pour oublier la monotonie de la vie.
«Le Sens de la vie», film à sketches de Terry Jones et Terry Gilliam (1983), concentré d’absurde et de surréalisme très british montre la gourmandise poussée à l’extrême. Attablé dans un restaurant chic, après avoir vomit des litres et des litres, Mr. Créosote finit par exploser de trop manger.
Tabous et interdits
Le lien entre la nourriture et la métaphore sexuelle a souvent été exploré au cinéma. Qu’il s’agisse d’une pêche ("Call Me By Your Name", Luca Guadagnino,2018), d’une pastèque, ou d'un œuf ("L'Empire des sens", Nagisa Oshima, 1976), les aliments tiennent une place toute particulière.
Si les aliments sont de simples objets de plaisir dans de nombreux films, ils peuvent eux aussi avoir une vie privée torride : un pain à hot dog, une saucisse, à la fin du film, ce qui devait arriver arriva ("Sausage Party", Conrad Vernon, Greg Tiernan, 2017).
Il arrive que l’espèce humaine soit elle-même au menu. Les ogres, les vampires, les cannibales nous renvoient à nos peurs et nos fantasmes les plus enfouis, les plus archaïques. Que ce soit la conséquence d'une pandémie planétaire (zombies), d'une catastrophe climatique ou nucléaire, de la génétique, ou de la pure barbarie, le cinéma ne manque pas d'occasion pour mettre en scène l'anthropophagie.
Où se situer dans la chaîne alimentaire ?
Dans le film «La route» (John Hillcoat, 2009), les derniers survivants d'une catastrophe nucléaire rôdent dans un monde dévasté où la nourriture est devenue une quête vitale. Le héros et son fils refusent le cannibalisme et la barbarie.
«Le silence des agneaux» (Jonathan Demme, 1991) replace le cannibalisme dans notre environnement proche. Le raffinement apparent d'Hannibal Lecter contraste avec la sauvagerie de ses actes et rappelle que les mangeurs ou les manipulateurs de chair humaine ne sont pas des peuplades éloignées. «Grave» (Julia Ducournau, 2016), entre le teen movie initiatique et le film gore, aborde l'anthropophagie d'une manière différente. Elle est ici le signe des métamorphoses du corps adolescent et de l'éveil de la sexualité.
Autre manière d'aborder l'anthropophagie : pour retrouver sa jeunesse perdue et son mari, une ancienne star n’hésite pas à manger les raviolis très spéciaux -à base d'embryons humains- de Tante Mei («Nouvelle cuisine», Fruit Chan, 2005).
Et demain que mangera l’homme?
Le cinéma s’interroge depuis longtemps déjà sur la malbouffe ("L' aile ou la cuisse" de Claude Zidi, en 1976 déjà!), les manipulations génétiques, la nourriture du futur.
«Les Temps modernes» de Chaplin (1936) étudient les relations entre homme et machine, aliénation et productivité. Charlot découvre l’« auto-mangeoire », une machine à faire manger automatiquement. De l’assiette à soupe au pousse-aliments, jusqu’à la «serviette-tampon» tout est mécanisé. Mais au lieu d’introduire une pause dans le travail, le repas en reproduit le rythme forcené ; au lieu de manger, Charlot est gavé.
À quoi ressemblerait un monde où la nourriture n'existerait (presque) plus ? Description sans concession d’une société futuriste, “Soleil Vert”, de Richard Fleischer (1973) est un film d'anticipation qui semble presque parler d'aujourd'hui. Dans un New York surpeuplé et surchauffé, la nourriture naturelle n'existe pratiquement plus (seulement pour quelques privilégiés), les habitants sont nourris au Soylent, un aliment de synthèse.
En fin de film, le héros découvre que le Soylent est fabriqué à base de cadavres humains. L'anthropophagie est au cœur de la chaîne alimentaire à l'insu des foules.
Dans un registre plus comique : «Tempête de boulettes géantes» (Phil Lord et Chris Miller, 2008) raconte comment un ingénieur loufoque, tente de trouver des solutions pour vaincre la faim dans le monde. L'une de ses inventions va provoquer une pluie soudaine de nourriture et déclencher des catastrophes à l'échelle mondiale. Ou encore comme dans «Wallace et Gromit et le mystère du lapin garou» (Nick Park, Steve Box, 2005) où nos deux héros entreprennent de guérir les lapins de « leur végétarisme dévastateur» grâce à la manipulation génétique...
Le temps du partage
Autour d’une table se font, se défont, se renforcent les amitiés, les amours, les liens familiaux – une fois la crise passée. L'individualisme s'éteint au profit de l'échange et du partage sans arrière pensée. A l'exemple du lumineux film de Naomi Kawaze, «Les délices de Tokyo» (2016). Ou de Babette, ancienne chef cuisinière renommée qui a fui la Commune de Paris en 1871 et vit au Danemark au service de deux vieilles filles. Tout l'argent qu'elle gagne un jour à la loterie lui servira à préparer pour douze couverts un repas fastueux dans la tradition de la grande cuisine parisienne (« Le festin de Babette », Gabriel Axel, 1987)
Simples séquences ou sujet du film tout entier, il y en a vraiment pour tous les goûts. Joyeuses fêtes !
SITES
Le Repas au cinéma - Blow Up - ARTE
https://youtu.be/d3xVWjh_vRI
La Cuisine au cinéma - Blow up - ARTE
https://youtu.be/FBZQGQXIsUU